# A Le fantasme de la Justice prédictive

# .1 Une justice sans contexte n’est pas possible

La clause de non concurrence insérée au contrat de travail d’un salarié en droit français, interdit à ce dernier d’être employé du concurrent de son actuel employeur, une fois qu’il l’aura quitté.

Parce qu’à la fois elle est une atteinte à la liberté du travail, droit constitutionnel reconnu à tout citoyen, et qu’en même temps elle défend les intérêts légitimes de l’entreprise, depuis 1945 la jurisprudence a admis par principe la validité d’une telle clause insérée au contrat de travail, mais en posant trois conditions à sa licéité.

La clause devait être limitée dans le temps, dans l’espace et quant à la fonction concernée.

De jurisprudence constante pendant cinquante ans, les tribunaux ont fait application systématique de cette doctrine. En particulier, ils ont toujours refusé d’y associer une quatrième condition, à savoir que la clause serait licite seulement si elle était rémunérée.

Aussi, sauf pour quelques Conventions Collectives, les clauses de non concurrence insérées aux contrats de travail, y compris celles rédigées par les Conseils et Avocats, ne prévoyaient pas sa rémunération.

Le 2 Juillet 2002, par un revirement spectaculaire, la Chambre Sociale de la Cour de Cassation décidait que la condition de rémunération serait désormais la quatrième condition posée à la licéité de la clause de non concurrence au contrat de travail.

En quelques secondes, la Cour de cassation anéantissait cinquante années de jurisprudence constante.

Surtout, cette décision de la plus haute juridiction française rendait nulle des centaines de milliers de clauses rédigées par les justiciables éventuellement assistés de professionnels du droit, qui ne prévoyaient pas une telle rémunération.

Ce cas d’un revirement total d’une solution à un litige, n’est pas isolé et il est une illustration évidente de l'argument qui réfute la justice prédictive par l'algorithme.


Il se comprend par le fait que le droit se dit dans un contexte auquel les juges sont sensibles. Ce contexte est de plus en plus souvent le résultat d’une actualité. Ce contexte peut pousser la Justice à évoluer voire à prendre des décisions exactement contraires à celles prises de manière constante pendant des années.

L’algorithme prend des décisions sur la base d’un énoncé du problème, de statistiques, qui ne peut tenir compte d’éléments aussi irrationnels que le ressenti des juges et leur sensibilité au contexte et à l’actualité.


# .2. Le droit c’est d’abord … le fait

La justice française et de droit continental sont fondées sur un raisonnement appelé le syllogisme.

Le juge français raisonne par la voie du syllogisme, c’est-à-dire comme les philosophes, en trois étapes et de manière déductive.

Le juge doit d’abord déterminer le fait qui lui est soumis. Dans un litige, le plus souvent, chaque partie au procès à sa version des faits.

En fonction des preuves qui lui sont rapportées, de sa propre appréhension des faits, le juge doit déterminer quel est le fait auquel il est lui est demandé d’appliquer la Loi. C’est la partie probablement la plus difficile, la moins apprise de manière académique, de son travail.

Une fois les faits établis, le juge leur fait correspondre la Loi applicable.

Il restitue ainsi la solution au litige, qu’il tranche au nom du peuple français.

Ainsi donc, le jugement et le droit dépendent du fait tel que rapporté, plaidé par chaque partie, demandeur et défendeur. Ceci explique d’ailleurs pourquoi, il peut arriver que deux juges prennent dans deux affaires différentes et en apparence semblables, deux décisions différentes voire contraires. Sans compter que notre système peut admettre que deux juges prennent des décisions opposées, jusqu’à ce que la Cour de cassation les unifie.

Comment un algorithme pourrait il faire la part des choses entre deux versions de faits qui s’affrontent ?


# .3. L’erreur humaine plutôt que le bogue

Enfin, la justice n’est pas infaillible. C’est d’autant plus vrai qu’elle est humaine.

Un Tribunal peut avoir été conduit dans l’erreur par mauvaise compréhension du litige ou préjugés.

L’algorithme n’est pas non plus infaillible.

Une erreur de programmation a pu l’affecter (bogue en français ou bug en anglais) de même qu’une panne (panne matérielle, de réseau, de l’environnement technique etc. …), voire une cyberattaque.

Dans le second cas, il s’ajoute que les parties pourraient ne pas la détecter.


# B. L’algorithme comme aide à la décision

L’algorithme et son expression la plus connue à ce jour, l’intelligence artificielle, est capable d’une puissance de calcul bien supérieure à l’homme, c’est certain.

Aussi, au moment de prendre la décision, par exemple d’engager ou pas une action en fonction de la jurisprudence existante ou de la Doctrine universitaire sur le sujet du litige, une partie et son conseil pourraient recourir à un service d’intelligence artificielle qui lui restitue un avis documenté très étoffé.

C’est son principal apport, l’algorithme va largement améliorer la prévisibilité des décisions de justice.

Il est également vrai qu’avec le numérique, les réseaux numériques et internet, l’open data (accès libre et gratuit aux données), la diffusion du savoir juridique au public s’est très largement améliorée. Cette diffusion n’est plus limitée aux cercles fermés des professionnels du droit, elle est désormais accessible à tous. C’est un progrès certain qui va sans doute s’accélérer avec l’intelligence artificielle.

Ces entreprises qui entendent occuper ce marché sont appelées « legal techs ».

Cependant, nous voyons trois limites à cette aide à la décision automatisée et massive :

  • Dans l’exemple que nous donnons en 1.1., sur la clause de non concurrence et le revirement jurisprudentiel de la Cour de Cassation, il s’est trouvé une partie à un litige et son Avocat pour, en dépit d’une jurisprudence constante et de longue date, exactement contraire à la solution finalement choisie par la Cour de cassation, tenter de renverser la solution statistiquement proche de 100%, autant devant le Conseil des Prud’hommes, que la Cour d’appel voire la Cour de cassation.
  • Les objectifs d’une partie à un litige sont le plus souvent de gagner le procès et de faire gagner sa thèse. Cependant, d’autre motifs peuvent exister comme de gagner du temps, pousser l’adversaire à l’accord au regard des frais et du temps à engager etc. … Dans ces derniers cas, la prévisibilité d’un procès est au final de moindre importance
  • Enfin, le droit s’est complexifié, les matières s’entrechoquent (ex. propriété intellectuelle et droit de la concurrence), de sorte que même statistiquement, il est difficile d’anticiper une décision de justice.



En conclusion, il est certain que le développement des outils numériques au travers de l’intelligence artificielle et des algorithmes, vont un peu plus bouleversés la pratique des professionnels du droit et des juges.

Mais c’est une évolution débutée il y a 20 ans qui ne fait que s’accélérer, et non un phénomène nouveau.

La ligne rouge à cette évolution attendue, reste à notre sens que la justice reste une activité sous contrôle humain. La libre appréciation des juges, le fait qui détermine l’application du droit, ne peuvent être confiés à des machines.

La Loi informatique et libertés du 6 Janvier 1978 dans sa rédaction d’origine comportait un article 2 désormais inséré à l'article 47 de cette Loi (merci à @GeorgeonT): « aucune décision de justice impliquant une appréciation sur un comportement humain ne peut avoir pour fondement un traitement automatisé d’informations donnant une définition du profil ou de la personnalité de l’intéressé. »

Tout est dit.